Quatre ans après Attentat 1942, le studio tchèque Charles Games nous propose avec Svoboda 1945 : Liberation un nouveau jeu-documentaire mêlant micro et macro Histoire. Cette fois-ci en mettant en lumière un pan méconnu des tragédies ayant frappé l’Europe Centrale entre la montée du fascisme dans les années 1930 et la constitution des régimes communistes dans les années 1950, avec pour point de départ l’expulsion des Tchèques germanophones dans la région des Sudètes en 1945. Un exemple brillant de tout ce que le média vidéoludique peut apporter à la vulgarisation de la recherche historique. Avec un tour de force particulier : nous faire incarner des camps irréconciliables de manière précise et documentée, en dehors de toute velléité manichéiste ou déterministe.
Portrait intime d’une tragédie méconnue
Svoboda 1945 nous place dans la peau d’un agent de l’État tchèque en 2001, chargé de se rendre dans un petit village de la région des Sudètes, à la frontière avec l’Allemagne, pour y examiner le cas d’une école sur le point d’être revendue à un fermier local puis d’être démolie, alors que certains habitants souhaiteraient qu’elle soit transformée en bâtiment historique protégé. Sur place, vous découvrez par un hasard complet, dans un grenier, une photo de votre grand-père dans un uniforme inconnu, en 1945. Commence alors une enquête minutieuse dans laquelle vous devrez à la fois déterminer pourquoi votre aïeul était sur place, et s’il est nécessaire ou non de préserver l’école abandonnée en l’inscrivant sur le registre des lieux préservés.
La mécanique centrale du jeu consiste à mener des interrogatoires avec des habitants du village témoins d’événements liés à l’histoire de l’école. On comprend rapidement que l’enjeu tourne autour d’un ensemble de tragédies survenues dans la région entre la fin des années 1930, et l’annexion par les nazis de cette région partiellement peuplée d’Allemands, et la collectivisation des terres par les communistes dans les années 1950, avec un événement pivot méconnu d’une partie de la population tchèque elle-même : l’expulsion des germanophones de Tchécoslovaquie à compter de sa libération par l’Armée Rouge en 1944.
Cet événement, qui a consisté en l’expropriation et la déportation massive d’au moins deux millions de personnes entre 1945 et 1948 et fut cause d’une vague de morts violentes et de suicides, a laissé un souvenir vivace en Allemagne, mais a été partiellement oublié en République Tchèque : le gouvernement communiste au pouvoir de 1946 à 1990 a quasiment interdit toute commémoration ou recherche sur le sujet pendant des décennies. Une décision prise au nom de la réconciliation et de l’unité nationale. La libération de la Tchécoslovaquie s’étant faite dans un certain chaos, des dizaines de milliers de paramilitaires étaient encore présents sur le terrain après la guerre, laissant la place à des vengeances, des massacres arbitraires et des règlements de comptes désordonnés. Svoboda 1945 nous propose donc de reconstituer cette période via des témoignages directs rejoués par des acteurs, mais n’oublie pas de nous impliquer en profondeur dans le processus.
Recomposer la mémoire
Si Svoboda 1945 se contentait de séquences en FMV avec des acteurs se contentant de réciter des faits historiques et des souvenirs, le processus tiendrait moins du jeu vidéo que du simple documentaire interactif. Mais tout au long des deux à trois heures nécessaires pour en voir le bout, le jeu de Charles Games multiplie les dispositifs narratifs et ludiques pour nous faire recomposer la chronologie du village visité, ainsi que les tenants et aboutissants des drames survenus autour de l’école.
Ainsi, un mini-jeu de nettoyage d’une tombe deviendra une leçon en creux sur le sort des juifs allemands demeurés en Tchécoslovaquie après 1945, une séquence de simulation économique dans une ferme nous expliquera par le détail l’ensemble des mécanismes ayant mené à la collectivisation catastrophique des terres agricoles à la fin des années 1940, ou encore une partie de cartes dans un bar nous fera revivre l’intensité des débats politiques ayant suivi la libération du pays.
L’enjeu central de Svoboda 1945 est ainsi une illustration intime du concept de lieu de mémoire : on nous présente un cas d’école (si j’ose dire), puisque le complexe scolaire que le protagoniste doit choisir de faire détruire ou de préserver n’a en lui-même aucune valeur particulière. C’est le récit que Svoboda 1945 nous fait reconstituer autour de lui et le regard des acteurs de l’Histoire qui en font un lieu remarquable et qui permet de faire rejaillir des problématiques historiques complexes. La beauté du jeu tient ainsi dans sa manière d’intriquer une histoire personnelle (celle du grand-père) avec des événements macrohistoriques plus complexes et mieux inscrits dans la mémoire collective : l’annexion des Sudètes, les réformes agraires communistes, la dénazification etc.
Prendre le temps de comprendre
L’autre grande réussite de Svoboda 1945, c’est sa manière de présenter l’enjeu mémoriel comme une manière de réconcilier l’irréconciliable. L’expulsion des Allemands des Sudètes à la libération (qui pour certains avaient eux-mêmes expulsé les Tchèques quelques années plus tôt) est une tragédie qui a frappé de multiples populations : déportations, marches forcées, familles séparées et conséquences à long terme pour des populations voisines. Ainsi, une séquence du jeu vient nous rappeler que la brutale dépopulation de la région, via l’expulsion de 2 millions de personnes, a conduit à une sévère crise de main d’œuvre puis à leur « remplacement » par d’autres populations elles-mêmes déplacées depuis des régions intérieures de l’Union Soviétique.
Il en résulte, au début du jeu, des positions irréconciliables des différents acteurs de la tragédie : comment réconcilier le point de vue du fils d’un dignitaire communiste dont toute la famille a été persécutée par les Allemands avec celui d’un ancien résistant lié à l’Armée Rouge et d’une Allemande des Sudètes expulsée et séparée de sa famille alors qu’elle était toute jeune fille ? Tout le monde a de bonnes raisons de se défier des autres et de ne pas accepter de tourner la page.
Mais l’idée centrale du jeu, à mon sens sa grande force en termes de document historique, tient justement à sa capacité à ne jamais se positionner dans une posture de juge et à décerner les bons et mauvais points. Svoboda 1945 s’évertue plutôt à expliquer en quoi la préservation des mémoires, la collection des souvenirs et la confrontation des vécus peut permettre d’aller de l’avant. C’est aussi un jeu qui prend le temps d’expliquer que toute naïveté mise à part, certaines blessures sont tout simplement trop vives pour être effacées par une simple plaque commémorative ou un monument officiel, mais à quel point il demeure important que chacun puisse se confronter de manière lucide aux failles de son Histoire. Le jeu s’ouvre ainsi sur un malentendu (vous manquez de percuter un homme sur le bord d’une route) et se termine sur une résolution (vous comprenez pourquoi cet homme était là et ce que vous pouvez faire pour l’aider) : une conclusion qui aurait été impossible si vous n’aviez pas vous-même recollé les morceaux d’une tragédie vieille de 50 ans en faisant un cas pratique et concret de devoir de mémoire. Un concept qui aura rarement été aussi bien illustré par un jeu vidéo.
Svoboda 1945 : Liberation a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
À la fine frontière entre le documentaire historique interactif et le jeu vidéo, Svoboda 1945 : Liberation est probablement ce qui se fait de mieux ou presque en matière de serious game. Abordant un sujet méconnu de manière frontale, il est aussi une des rares synthèses abordables et populaires sur la question des déplacements de population en Europe centrale à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et de ce fait, il s’agit d’un exercice de décentrement intéressant pour le·a joueur·euse non originaire de cette région, peu habitué·e à voir cette question traitée par le biais de la fiction interactive. Ce tableau exemplaire est complété par l’excellence de la réalisation, la variété des techniques de mise en scène, la qualité du jeu des acteurs et la mise en musique sublime de DVA.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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