Depuis plus d’un an, nombre d’articles et d’enquêtes sont sortis dans le milieu du jeu vidéo ainsi que dans d’autres industries culturelles (littérature, cinéma…) pour dénoncer la dégradation continue des revenus des artistes ainsi que la dureté extrême des conditions de travail dans ces domaines. Si certaines mesures ont été prises ici ou là, les plus petits maillons de la chaîne continuent de souffrir. Les multiples affaires estivales dont les développeurs indés de jeux vidéo sont les victimes collatérales en sont un triste témoignage, particulièrement en ces temps de soldes.
Je te solde si je veux
La première affaire a surgi en mai dernier, quand l’Epic Game Store a créé ses premières grandes soldes, dans un contexte où cet acteur surgi brutalement comme concurrent à Steam avait jusque-là plutôt bonne presse. Des jeux gratuits étaient offerts (et le sont encore) tous les quinze jours, la part des revenus réservés aux développeurs était bien plus importante que chez la concurrence, et les annonces d’exclusivités de la plate-forme se multipliaient joyeusement.
Tout le monde semblait avoir un peu oublié que ce qui anime avant tout une firme comme Epic Game, ce n’est pas la philanthropie, mais le bon vieux capitalisme et ses méthodes souvent brutales, et la boîte a depuis fait montre d’une certaine désorganisation (retards accumulés sur le store, communication opaque) et d’un visage un poil moins sympathique, à l’image de ces fameuses soldes, dont les développeurs concernés n’avaient pas été informés. Les soldes pouvaient aller jusqu’à des réductions de -75% pour des jeux à peine sortis, voire pour des Early Access, au mépris de la stratégie commerciale des éditeurs. Certains, irrités, avaient temporairement retiré leur jeu du store pour éviter des ventes à perte.
Le foutoir des wishlist Steam
Comme dans ce genre d’affaire, il n’y a guère que des méchants, Valve ne s’est pas privé de battre le rappel de son expertise en la matière. Dans cette entreprise où il n’est pas absolument certain que de véritables humains travaillent encore, on cherche encore et toujours à animer régulièrement la chthuléenne page d’accueil d’un Store en roue libre depuis des années. Et à retrouver le lustre des « grandes » soldes d’antan, à l’époque où elles étaient rares, saisonnières, et où la boutique n’était pas encore l’immense foutoir accueillant chaque jour des jeux pornographiques hideux bricolés à la va-vite et des clones de Minecraft néo-nazis par pelletés de douze.
Riche idée de la collection été 2019 : offrir un mini-jeu proposant de gagner peut-être les jeux en top de sa liste de souhaits, l’un des rares outils permettant à un client de suivre facilement les jeux qui l’intéressent. Problème : pour réorganiser leur wishlist, des centaines de milliers de joueurs ont purement et simplement supprimé de nombreux titres de cette dernière, invisibilisant l’existence même de jeux qu’ils auraient pu vouloir acheter lors desdites soldes. Une catastrophe pour les plus petits maillons de la chaîne dans un contexte où il n’existe plus aucun autre moyen que les wishlists et de brèves mises en avant lors des soldes pour rencontrer son public sur la plate-forme de Valve au milieu des dix à quinze mille jeux qu’elle contient, entassés sans aucune forme de curation cohérente.
Une « erreur » qui a conduit nombre d’indés à vivre les pires soldes depuis leur arrivée sur le site, et à voir leurs courbes de ventes plonger au profit de titres plus connus et plus vendus que les joueurs ont préféré conserver tout en haut de leur liste pour tenter de les gagner à la grande loterie du nawak. Comme d’habitude, les cadres de Steam se sont fendus d’un « i’m sowwwy » avec une bouche en forme de petit chat :3 mais le mal était déjà fait, suscitant la colère des développeurs ET des joueurs (le mini-jeu derrière cette opération était criblé de bugs).
Le poison des Clés pourries
Nous vous en parlions il y a quelques jours à peine, mais ces deux horribles mois ont été couronnés par une belle boule puante supplémentaire et le retour d’un marronnier qui dure depuis des années et des années : G2A et les acteurs du marché gris profitent depuis des années (le sujet était déjà âprement débattu il y a six ou sept ans) de clés de téléchargement douteuses, parfois payées avec des cartes bleues volées et en provenance de pays à la moralité informatique, disons, fluctuante (Pologne, Brésil…), souvent au détriment des développeurs de jeux qui ont une quasi impossibilité de retrouver leurs billes là-dedans.
Les plus gros ? Eux laissent faire, puisque le public captif de ces clés douteuses peut ensuite acheter des DLC et autres chapeaux cosmétiques et lootboxes de l’enfer avec son vrai argent, et pas celui d’un touriste qui a perdu sa carte sur une quelconque plage espagnole. La pilule est d’autant plus amère que G2A s’est fendu de réponses pour le moins insultantes aux développeurs qui demandaient un retrait de leurs jeux de la plate-forme opérant en dehors de toute régulation claire. Et tant que des millions de joueurs seront encore et toujours obsédés par l’idée de payer le prix minimum pour le maximum de jeux, on n’est pas prêts de voir ce genre de gibier de potence arrêter de magouiller.
Matière première
Au fond, c’est le même problème que dans la BD, les romans, les séries, et toutes les industries culturelles. Que ce soit du côté des plates-formes de diffusion dont le pouvoir et la capacité financière ne cessent de croître ou du côté d’une grande partie des consommateurs qui veut juste payer son produit final le moins cher possible, la seule variable d’ajustement est la matière première, en l’occurrence intellectuelle, derrière le produit culturel final. Les studios à l’origine des jeux et leurs employés, dans le cas qui nous occupe.
C’est un phénomène bien connu chez les romanciers (les ventes moyennes d’un roman en France étant de quelques centaines d’exemplaires) : le fait que le travail soit quasi bénévole, largement partagé gratuitement et que les créateurs ne touchent qu’une fraction minime des ventes ne tarit pas le nombre de créateurs qui se pressent au portillon des éditeurs et des distributeurs. A titre d’exemple, la dégradation rapide de la rémunération des auteurs de BD n’a pas empêché le marché de passer de 700 à 5000 nouveautés annuelles en une décennie seulement, au profit d’une dépendance de plus en plus systématique à un travail alimentaire, à des activités subventionnées, ou au sacrifice financier d’un conjoint compréhensif.
Pour parler plus clairement : le cinéma, les jeux vidéo, l’écriture de roman font suffisamment rêver pour que, même dans des conditions affreuses et aucun retour sur investissement, des tas de gens se jettent malgré tout dans l’arène, payent leur matériel à fonds perdu, acceptent des tarifs de publication indignes, et vivent sur des statuts ultra-précaires (minimas sociaux, subventions instables, micro-entreprises ingérables…). Et sans aller jusqu’à dire que tout le monde s’en fiche, c’est un scandale qui à ce jour n’intéresse pas beaucoup le consommateur moyen, y compris celui qui n’accepterait plus ce genre de pratique pour ses vêtements, son alimentation ou la rémunération de son plombier.
Responsabiliser une masse critique de joueurs pour leur demander d’être vigilants semble complexe, l’attrait du « jeu gratuit » n’ayant jamais semblé aussi fort. Les pratiques de jeux qui en découlent (microtransactions, publicité in-game etc.) freinent difficilement l’envie du toujours moins cher. Mais depuis un an, un nombre croissant d’acteurs de l’industrie vidéoludique se mobilisent contre ces pratiques, et, dans un contexte où de plus en plus de créateurs historiques jettent l’éponge, semblent sinon vouloir faire cesser tout à fait ou au moins dénoncer et limiter les pratiques les plus abusives des acteurs dominants du marché et des individus peu recommandables marchant parfois dans leur sillage. Reste à espérer que ça servira à quelque chose. Ce n’est pas désespéré : l’exemple des révélations sur la pratique du crunch dans l’industrie a montré que des progrès étaient possibles, sans que cela ait un impact négatif sur la qualité finale des jeux.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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