De tout temps, l’homme a su créer des mythes et légendes autour de la nature et des événements qu’il ne contrôlait pas. Après cette brève introduction digne d’une mauvaise copie d’un élève de terminale S à l’épreuve de philosophie du bac (mais pas en 2020), je vais donc vous parler d’une partie du folklore et de la mythologie scandinaves, qui sont exploités dans un jeu d’aventure et d’énigmes signé Polygon Treehouse : Röki (non, je ne ferai pas de blague sur la série de films sur un boxeur joué par Sylvester Stallone).
Mes choix de jeux ne sont pas toujours les plus habiles : le thriller psychologique douteux, la course automobile au parti pris hésitant ou Shenmue 3 en sont des exemples assez criants. Parfois la chance revient et c’est le cas avec ce Röki de Polygon Treehouse. Ce studio anglais, co-fondé par deux anciens directeurs artistiques de Guerrilla Games, nous propose sa vision du jeu d’aventure et de réflexion en s’inspirant du folklore scandinave. Et au regard du parcours des deux créateurs une chose est claire : la direction artistique est un point important de leur jeu.
Style visuel très travaillé avec des couleurs douces, des environnements variés malgré la dominante blanche d’un décor enneigé, des détails foisonnants dans chaque tableau du jeu, des variations de lumière pour mettre en valeur des éléments, qu’ils soient uniquement esthétiques ou utiles à la progression qui alterne entre obscurité et clarté avec brio. Il en est de même avec le sound design et la musique qui permettent une immersion dans un monde onirique très réussi. Mais je vous parle de direction artistique depuis un moment sans avoir évoqué un point qui est important : de quoi parle ce jeu au final ?
The Röki horror picture show
Röki c’est une histoire assez simple et touchante d’une petite famille qui vit dans le grand nord. Henrick, un papa à la dérive dans sa tristesse suite au décès de sa femme, et ses deux enfants, Tove et Lars, qui vivent ensemble près de la forêt dans leur petite maison en bois. La majeure partie du jeu se fera selon le regard de Tove, la grande soeur, qui s’occupe de son frère et de la maison pour pallier au déficit d’un père. L’introduction aux mécaniques de jeu sera simple et efficace : collecte d’objets, observation de ceux-ci, éventuelles associations entre les objets de l’inventaire et utilisation dans l’environnement sur des zones précises. On se rapproche d’un point & click, mais avec la gestion du déplacement de l’héroïne, et un bouton permettant de mettre en surbrillance les objets à ramasser et interactions possibles. C’est précis et sans surprise pour permettre de faciliter le déroulement de la narration sans véritable problème.
Mais revenons à l’histoire, celle-ci va nous raconter la disparition de Lars, dans la nuit qui suit une lecture d’un conte par sa grande sœur. Tove partira alors à sa recherche, et finira dans un monde qui ressemble étrangement à celui du récit utilisé pour endormir son frère, et c’est là le véritable point de départ de l’aventure. D’énigmes en dialogues le parcours de Tove sera assez fluide, passant de la lumière à l’obscurité et multipliant les rencontres avec les habitants de ce nouveau monde pour en sortir vivante. Ces rencontres prendront des formes variées, animales ou végétales, voire un peu des deux, et permettront d’avancer pour atteindre une fin qui paraît un peu trop rapide et laisse de côté pas mal de points qui auraient pu être développés un peu plus. Mais plus que de l’histoire c’est bien de cette galerie de personnages et de leur correspondance avec les mythes et folklores nordiques dont je vais vous conter l’histoire (non, on ne parlera pas de fricadelle ni d’endive, désolé pour les nordistes de France).
Nixe amer
Commençons par les créatures aquatiques avec la ou le Nixe, qui est souvent une représentation de nymphes des eaux et dont le principal hobby connu est de noyer les gens passant non loin d’une étendue d’eau stagnante dans laquelle il ou elle se prélasse. Ici, la créature est visuellement plus proche du Kraken et permet donc de fusionner deux éléments aquatiques ayant des conséquences funestes dans bien des histoires. On se retrouve donc avec un Kraken à taille humaine, doté d’un passé qui ressemble plus à un fantôme d’une âme oubliée qu’il faudra libérer de sa tourmente et de son amertume pour progresser dans le jeu et accéder à des zones dont la partie aquatique aura disparue avec le monstre. Il est intéressant de voir que la même légende, mais sous un autre nom, sera utilisée pour la création d’un personnage très différent : Fossegrim. Dénomination trouvée en Norvège pour certains récits comparables aux nixes, il apportera des éléments et échangera des objects pour la résolution de certaines énigmes, toujours en rapport avec le monde aquatique et aura une approche bien plus amicale que le précédent, tout en restant distant avec notre héroïne.
Une troisième créature vivant dans l’eau aura une importance dans le déroulement du jeu, à la recherche de sa famille elle aussi, mais je n’ai malheureusement pas trouvé de référence satisfaisante pour être sûr de son origine. De l’ordre de la grenouille géante, celle-ci pourrait également provenir des légendes autour des nixes (qui ont l’avantage d’être métamorphes), tout en se rapprochant, sur certains points, d’espèces de grenouilles éteintes du genre Rheobatrachus qui se distinguaient par leur capacité de gestation gastrique (oui, faire grandir ses enfants dans l’estomac, ne faites pas ça chez vous !). Toutes ces représentations ont un but de prévention quant à la dangerosité de l’eau pour les humains et il en sera souvent de même pour Tove. Les eaux qui ont abouti à ces mythes étaient certes riches en ressources mais également un danger permanent pour celles et ceux qui s’y aventuraient. Un matin calme ne présageant pas de la suite de la journée lors d’une sortie en mer (et les prévisions météo de l’époque n’étant pas super fiables, il faut bien le reconnaître).
You can pet Troll
Passons aux créatures terrestres à présent, elles sont bien plus nombreuses et il serait intéressant de s’attarder sur l’ensemble des êtres vivants de ce monde, mais je ne suis pas sûr qu’un article de 8 pages sur les trolls et autres soit le plus adapté ici (et les correcteurs m’en voudraient probablement beaucoup de leur faire subir ce genre de choses). Mais commençons par les tomtes, aussi appelés nisses dans la culture nordique : ils reprennent ici la forme la plus courante dans le folklore, à savoir des lutins avec un bonnet rouge qui apportent leur aide aux humains tout en restant discrets et en étant capables d’utiliser la magie. Ils seront une aide précieuse à différents moments de l’intrigue. Très liés à la fête de Jul dans les pays nordiques (qui célèbre le solstice d’hiver, aucun rapport avec le rappeur du sud de la France) ils ont été progressivement rattachés à la fête de Noël et sont parfois appelés Julenisse ou Jultomte.
Les trolls sont également très présents dans Röki. Quelque peu abandonnés par le monde qui les entoure, ils ne représentent pas une menace pour le joueur mais plus des témoins du changement de l’environnement. Ils sont plus proches d’une vision de l’habitant solitaire de la montagne habillé de haillons, qu’on peut plus rapprocher des trolls des légendes médiévales que des trolls de la mythologie scandinave, qui les représente comme une forme de bourgeoisie dans le monde des géants, vivant en société et portant des bijoux et des vêtements. Leur apparence n’étant pas une caractéristique constante dans les récits, il est intéressant de voir un choix artistique qui les rapproche des élémentaux et donc de leur rôle médiéval de gardiens de la nature, tout en reprenant l’idée de leur grande taille qui est une caractéristique qui devient courante uniquement à partir du XIXè siècle dans la littérature. En cela, on peut voir un rapprochement avec les Jötnar qui représentent la nature de manière divine dans la mythologie et qui vivaient d’ailleurs avec les trolls (version bourgeoisie) dans le Jötunheim.
J’aurais également pu vous parler de nombreux autres animaux comme le Jólakötturinn (le chat de Jul) qui mangeait les personnes n’ayant pas d’habits neufs lors du solstice d’hiver (et qui se sert de cette menace pour obtenir de l’aide), qu’on peut voir comme le risque de mourir de froid lors de l’hiver si l’on ne prend pas garde à être bien équipé : une manière un peu plus violente de présenter les choses que la cigale et la fourmi, ou bien des écureuils que l’on voit se balader et qui pourraient faire penser à Ratatosk, protecteur de l’arbre monde Yggdrasil. Ou encore vous montrer également l’importance de la végétation, même sans art topiaire, avec la réinterprétation de ce même Yggdrasil qui permettra au joueur d’obtenir un passage vers les différentes zones à parcourir là où la mythologie en fait l’arbre sur lequel reposent les différents mondes.
Midgard du nord
Mais comment parler de toute cette faune et cette flore sans évoquer le monde dans lequel toutes ces formes de vie évoluent ? Il n’est pas évident de définir précisément dans quel monde s’insère le récit mais de nombreux éléments tendent à montrer qu’il s’agit d’un assemblage des différents mondes mythologiques et des légendes nordiques en général. Il y a assez peu de doutes sur la nature des maîtres de ces lieux si j’en crois leurs noms (Jötunbjörn, Jötunulfur, …), ce sont les Jötnar qu’il faudra réveiller, donc on pourrait penser qu’il s’âgit du Jötunheim, l’un des 9 mondes si on s’arrêtait à ce point. Mais un Jötunn est en général défini par sa taille de géant tout en restant sous une forme humaine, ici ils sont représentés par des animaux géants et sont chacun la personnification d’une qualité (courage, sagesse…), ce qui les rapprocherait plus des Ases qui vivent en Asgard et que vous connaissez sans doute un peu plus (Odin, Thor…). Certaines des créatures croisées vivent en Midgard, le monde des humains, comme les Tomtes ou les Nixes, mais les noms des trolls peuvent également les relier à des peuples cachés que l’on trouve uniquement dans les légendes en Islande ou aux Iles Féroé, donc un point très précis de Midgard. Ajoutez à cela la représentation d’Yggdrasil, qui est lui censé supporter l’ensemble de ces mondes, ainsi que la présence de références à la forêt de Járnviðr qui se trouverait à l’est de Midgard, et vous comprendrez aisément qu’on a là une création qui s’inspire d’un grand nombre de contes et légendes sans vouloir s’inscrire précisément dans la mythologie.
Je pourrais encore décrire d’autres points de ce monde, comme le lien aux rêves et aux cauchemars qui ont une certaine importance scénaristique, les nombreuses références à des animaux mythologiques comme le Valraven ou les berserkers mais il vous faudra parcourir vous-même ces environnements pour en savoir plus.
Röki a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Que vous connaissiez ou non la mythologie qui est utilisée ici, Röki vous permettra de parcourir un jeu d’aventure et d’énigmes dans un environnement très travaillé. Les tons pastels et les musiques vous permettront de passer des moments agréables en compagnie de Tove et du bestiaire qu’elle devra rencontrer, dans une histoire d’acceptation sous forme d’une quête initiatique assez bien menée. Un jeu qui traite avec bienveillance ses personnages et les nombreux emprunts qu’il fait aux contes et légendes. Une réussite qui aurait pu aller plus loin sans une fin un peu abrupte et une tendance aux allers-retours un peu trop nombreux. Mais dans son classicisme et ses petites erreurs, ce jeu m’aura permis de m’intéresser à une culture que je connaissais peu et j’espère qu’il en fera autant pour vous.
JoK
J'aime les chiffres, tous les chiffres, et aussi les jeux vidéo mais pas tous
Related News
Janosik 2 - Couroucoucou, Slash Slash !
déc. 24, 2024
Sorry We're Closed - Je vous salis, Marie
déc. 24, 2024
The Spirit of the Samurai - Stop ou Enclume
déc. 18, 2024