I Did Not Buy This Ticket ? Oh, tout bêtement l'épopée fiévreuse d'une pleureuse voguant d'enterrement en enterrement dans un pseudo Brésil surréaliste, à bord d'un autocar maudit rempli de monstres symbolisant ses traumatismes les plus profonds. Et on dit que tous les scénarios de jeux vidéo se ressemblent.
J'ai toujours un peu de mal avec l'utilisation du mot "surréaliste" pour simplement décrire quelque chose de bizarre. Cette confusion a tendance à masquer le fait que finalement assez peu de jeux vidéo sont inspirés par l'esthétique surréaliste en elle-même. Il y en a quelques-uns, mais ils sont souvent assez prudents dans leur utilisation de collages, de déambulations oniriques ou encore de peinture absurde du subconscient sur fond d'écriture automatique. I Did Not Buy This Ticket est l'œuvre du désormais fameux scénariste brésilien Tiago Rech (Dodgeball Academia, Teleforum…) pour le compte du studio Time Galleon, une entreprise spécialisée dans les visual novels vraiment bizarres. Et cette déambulation nocturne dans un bus cauchemardesque embrasse, elle, pleinement les thématiques les plus frontales de la pensée et de l'esthétique surréaliste, dans une courte aventure hautement perturbante, torturée et déviante. Attention : ce jeu baignant dans une ambiance de cauchemar et s'inspirant de mouvements esthétiques délibérément perturbants, cette critique contient quelques screenshots et descriptions assez graphiques figurant notamment des globes oculaires en gros plan et des déformations corporelles. Si ces éléments sont susceptibles de vous mettre mal à l'aise, n'hésitez pas à attendre un moment propice pour la lire.
J'irai pleurer sur vos tombes
Depuis des années, Candelaria est insomniaque. Désespérée à l'idée de trouver le sommeil, elle s'est trouvé un emploi pour le moins singulier : errant de procession funéraire en messe mortuaire, elle pleure sur la tombe d'inconnus et se fait payer par les familles pour avoir contribué à l'ambiance de la cérémonie. Sillonnant le pays pour aller d'un enterrement à l'autre, elle n'arrive à trouver le sommeil que dans les cars de nuit, bercée par les secousses de la route à mesure que les kilomètres défilent.
Après une cérémonie la confrontant directement au fait qu'elle ne va vraiment pas très bien (on s'en doutait un peu), Candelaria réalise qu'elle a en main un ticket de la ligne Eigengrau, dont elle n'a jamais entendu parler. Elle monte à bord du bus extrêmement étrange qui se présente devant elle, et entame un voyage aux confins de la nuit, guidée par un conducteur monstrueux dont le visage semble avoir cédé la place à un œil géant. Les spécialistes de l'optique et des peintures moches le savent, l'eigengrau (ou "gris intrinsèque") est la couleur grisâtre universellement perçue par la rétine en l'absence totale d'éclairage… Ou quand on ferme trop longtemps les yeux dans un endroit mal éclairé.
Vous allez donc très explicitement prendre place dans un car qui vous propose un voyage sombre à l'intérieur de vous-même. Êtes-vous en train de rêver, de vivre un véritable voyage ou d'avoir une hallucination ? Oui, répondra certainement l'illustratrice surréaliste Lirio Ninotchka, qui a signé l'esthétique de I Did Not Buy This Ticket. Car ici, on est les deux pieds dans le subconscient de Candelaria en train d'essayer de fouiller les tréfonds de son âme et de ses cauchemars, et pas de savoir combien coûte un ticket d'autocar Eigengrau ni de connaître ses horaires de passage un jour de grève. Une situation surnaturelle bien vite acceptée par la protagoniste elle-même : si elle a un trauma à affronter, le bus sera là. Sinon, c'est un véhicule absolument normal qui se présentera à elle.
Le chauffeur du car se meurt, le chauffard du cœur se marre
Deux points se dégagent rapidement de ce court road trip (comptez une heure pour voir le générique de fin, mais pas mal de rejouabilité). Premièrement, on n'est pas là pour se marrer. Candelaria n'est pas insomniaque pour rien, et n'a pas choisi un métier nécessitant d'errer en pleurant la mort d'inconnus par hasard. Plus les voyages à bord de ce cauchemar roulant se poursuivent, et plus la jeune femme va se retrouver brutalement confrontée à elle-même, ainsi qu'à des passagers et des employés de la ligne de plus en plus terrifiants. Des miroirs déformants de ses propres terreurs, et des nombreux traumatismes qu'elle n'a pas encore pu régler.
Et deuxièmement, il est évident que nous sommes ici les deux pieds dans le royaume du bizarre, de l'absurde et de l'horrible. Le jeu procède par superposition entre des rêves, des délires et une série de dispositifs instaurant le malaise et l'horreur. Apparitions grotesques, visages dissous ou déformés, omniprésence d'yeux flottants subissant parfois des sévices douloureux : les deux panoplies des obsessions surréalistes et du body horror se mélangent devant nous.
Chaque saynète, chaque nouveau voyage et chaque enterrement sera une plongée un peu plus perturbante dans une inquiétante étrangeté dont Candelaria n'aura pas toujours la possibilité de se détacher. La peur et l'anxiété que l'on ressent s'étendent jusqu'aux employés de la compagnie Eigengrau eux-mêmes, passant peu à peu de figures rassurantes et confortables à de terrifiantes apparitions transformant un simple contrôle de billet en abîme d'angoisse existentielle. On est bien loin de la figure sérieuse, mais rassurante du Conducteur du Galaxy Express 999, qui emmenait pourtant lui aussi des passagers désespérés au bout de leurs cauchemars.
Le (peu de) gameplay proposé par l'intrigue va ainsi se faire un malin plaisir à ne pas toujours vous laisser le choix de vous en sortir. Si Candelaria refuse de décrocher son téléphone, de se soumettre à la demande d'un contrôleur ou d'engager une conversation avec un inconnu insistant et difforme, vous serez parfois emmené avec elle dans une direction terrifiante, sans pouvoir y faire grand-chose, à la manière d'un épisode de paralysie du sommeil. Le dispositif fonctionne à merveille, pour peu que l'on accepte de se mettre dans le même état d'esprit que notre héroïne : subir, subir et subir encore, jusqu'à espérer enfin trouver une lumière au bout de la nuit. Cette lumière existe bien, mais pour la trouver, il faudra accepter d'aller au bout d'un très, très douloureux périple.
I Did Not Buy This Ticket a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur et sortira le 13 avril sur Steam.
Il est des jeux si singuliers qu'on sait instinctivement que l'on va y repenser pendant des années. I Did Not Buy This Ticket est évidemment de ceux-là. Court, bizarre, volontairement marginal, il s'agit d'un récit qui va vous pousser à examiner des recoins de votre âme que vous laissez habituellement et volontairement très loin au fond de votre subconscient. Abordant des questions particulièrement sombres liées à la résilience, à la mort et au stress post-traumatique, il utilise le rêve et la métaphore pour vous placer dans une situation d'inconfort extrême et vous pousser à aller au bout de son propos terrifiant. Vous en ressortirez peut-être soulagé, certainement perturbé, mais à coup sûr marqué à jamais. Une expérience à couper le souffle dont le jeu vidéo a, je pense, désespérément besoin pour trouver de nouvelles manières de se raconter.
Les + | Les - |
- L'esthétique surréaliste | - Pas de VF |
- Assez grande rejouabilité | |
- Bon dosage entre onirisme et horreur | |
- La finesse de l'écriture |
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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