J’ai forcé avec Dicey Dungeons et Chipzel – ne niez pas, c’est gentil, mais tout le monde a remarqué – j’ai forcé avec Jim Guthrie et Capybara Games, j’ai sérieusement forcé avec Darren Korb, Ashley Barrett et Supergiant Games et cette pause de deux mois dans les chroniques musicales aurait pu me raisonner un peu sur mes différentes obsessions et lubies. Au diable la raison, puisque nous repartons une nouvelle fois sur un titre qui a largement squatté les bonnes nouvelles et mes réseaux sociaux, j’ai nommé l’incroyable Disco Elysium du studio ZA/UM. Plus personne ici ne l’espérait et, quand l’heure d’enfin poser ses mains dessus est arrivée, plus personne n’espérait qu’il soit si bon. Double échec, puisque le CRPG d’enquête a bel et bien fini par sortir et, miracle, il était encore meilleur que ce que j’en attendais. Et si j’ai eu du mal à la boucler quant à son scénario, ses thématiques et ses mécanismes, j’étais jusque-là resté plutôt discret au sujet de sa bande-son, signée par le groupe de rock britannique British Sea Power. Une dernière erreur enfin réparée pour ma part, et dont je ne regrette aucune seconde que j’y ai consacrée. Car plonger dans la musique de Disco Elysium, tout comme y jouer, c’est avant tout mener une passionnante enquête.
De groupe de rock indé extravagant…
Mais avant même de s’intéresser à Disco Elysium – le jeu, autant que sa musique – il est indispensable de se pencher sur la discographie de British Sea Power, leurs influences, thématiques et différents courants musicaux. Je démarre de cette manière quasiment à chaque chronique, certes, car il me semble souvent important, ou du moins intéressant, de recontextualiser les BO dans l’œuvre plus globale de leurs compositeurs, mais dans le cas de Disco Elysium, c’est réellement indispensable. Indispensable, car d’une façon indirecte et inconsciente, le groupe peut presque être considéré comme l’un des co-auteurs du jeu. Mais nous y reviendrons bien assez tôt, puisque pour le moment nous sommes en 2000, et deux frères, Yan et Hamilton Wilkinson, fondent le groupe British Sea Power, accompagnés de deux amis, Martin Noble et Matthew Wood.
Tout en restant plutôt de niche et dans l’ombre d’autres groupes et artistes britanniques, BSP se forge toutefois une fanbase plutôt solide et fidèle – qui leur permettra d’ailleurs de financer leur campagne de crowdfunding pour l’album Let the Dancers Inherit the Party en 2017 – grâce à un panel de styles et thématiques plutôt large, des références – le plus souvent parfaitement obscures – à la pelle et une petite réputation pour leurs concerts insolites dans des lieux absurdes ou inhabituels, quand ils ne sont pas cachés derrière des plantes et oiseaux en plastique, en compagnie d’Ursine Ultra, le costume d’ours polaire mascotte du groupe. Musicalement, le groupe reste majoritairement rock (Who’s in control), mais se balade allègrement d’un sous-genre à un autre, n’hésitant pas à passer du punk – modérément – noise (le diptyque Apologies To Insect Life – Favours in the Beetroots Fields) à des sons bien plus pops et produits (How Will I Ever Find My Way Home?), palette de sonorités qui sera encore enrichie par les cuivres et claviers de Phil Sumner (Red Rock Riviera) et le violon d’Abi Fry (Cleaning Out The Rooms), respectivement à partir de 2007 et 2008.
Le tout est bercé d’influences plus ou moins évidentes – difficile par exemple de ne pas penser aux Pixies en entendant le chant fantomatique de Machineries of Joy – et, tant qu’on parle de ce morceau, de très nombreuses références – ce dernier reprenant le titre d’un recueil de nouvelles de Ray Bradbury. Tous les sujets y passent : évènements historiques plus ou moins anecdotiques (le groupe fait une fixation étrange sur le Field Marshall Bernard Montgomery), littérature russe (Dostoïevski semble particulièrement attirant à leurs yeux), catastrophes climatiques (Oh Larsen B, Canvey Island), appel à la manifestation et au militantisme, discours anti-Brexit (Saint-Jerome) et anti-Trump (The Voice of Ivy Lee), sans oublier une bonne couche d’absurde et de semi-improvisation. Et si je vous détaille tout ça, ce n’est pas uniquement car le groupe est ma nouvelle obsession du moment, mais parce que l’écoute de leur discographie m’a continuellement rappelé Disco Elysium.
Par petites touches, d’abord, le foutoir final de Lately après 15 minutes de morceau pourtant jusque-là très audible m’évoquant vaguement le final de Off We Go Into The Pale Yonder – formidable piste de générique de fin du jeu, qui s’achève dans la saturation et le larsen, après un démarrage plutôt sage à la guitare et au piano – puis de façon plus prononcée, quand Cleaning Out The Rooms m’a très clairement fait l’effet d’un proto-Disco Elysium, puis à la manière d’un électrochoc, en réalisant qu’un des morceaux principaux – si ce n’est le morceau principal – Instrument of Surrender, n’était autre qu’un mash-up entre Red Rock Riviera et ce fameux Cleaning Out The Rooms – je ne m’étais donc pas tellement trompé en tendant l’oreille sur ce morceau – ou que le morceau Tiger King était directement repris de leur bande-son de Man Of Aran. Des reprises et similitudes musicales constantes donc, que l’écriture de Disco Elysium ne viendra certainement pas contredire, avec ses multiples ruptures de ton, changements d’atmosphère et thématiques plus que variées, abordant tour à tour l’alcoolisme et la drogue, les violences policières, les conditions de travail des ouvriers, les dégâts du capitalisme, de la corruption, des mafias, du racisme et du sexisme, la vie en banlieue délabrée, les régions post-communisme, sans jamais non plus complètement virer dans le sombre et badant, grâce à un humour fin et absurde dans quelques séquences plus légères.
… à muse et compositeur de jeu vidéo
Et c’est le moment où entre enfin en scène Robert Kurvitz, lead designer et auteur de Disco Elysium, jeu adapté de son propre roman, Sacred and Terrible Air – Püha ja õudne lõhn dans son titre estonien original, mais ça vous fait une belle jambe. Car si je peux sembler un poil emballé par British Sea Power, le bonhomme lui est à un tout autre niveau. Le groupe raconte en effet comment Kurvitz, absolument fan de British Sea Power, a fini par prendre un avion pour le Royaume-Uni afin de les voir en concert, leur offrir un café et leur proposer de composer la BO de son jeu, sur la seule base d’un rapide résumé et de quelques artworks. Une requête que le groupe accepte et qui va créer une immense toile d’auto-références et easter eggs. Car musique mise à part, Disco Elysium regorgeait déjà de clins d’œil et de références au groupe, qui enregistre ainsi l’OST d’un jeu à l’écriture fortement inspirée par leur propre univers.
Se pencher sur les références musicales de Disco Elysium, c’est se retrouver dans la position de Chibi listant les easter eggs de Kong : Skull Island ou se prêter au jeu d’Under the Silver Lake – film qui incite le spectateur à suivre la même démarche que son personnage principal, en décryptant et remettant en question chaque détail. À l’instar du film de Robert David Mitchell – qui, par exemple, parle à plusieurs reprises explicitement de Kurt Cobain, mais cache également des références bien plus pointues, comme le titre What’s The Frequency Kenneth? de REM, aux paroles pertinentes pour la séquence, mais surtout enregistré avec la guitare de Cobain, offerte au groupe après son décès – trouver un détail dans Disco Elysium revient à dérouler une pelote de laine. Le titre Cleaning Out The Rooms, encore lui, en plus de faire partie de la bande-son, se trouve par exemple également être une entrée du Thought Cabinet, débloquée durant une quête particulièrement axée sur la musique, quand la chanson The Smallest Church in Saint-Saëns, qui obsédera notre personnage jusqu’à en traquer une copie pour l’interpréter en karaoké – ne pas la dédier à Kim est un crime, soit dit en passant – n’est autre qu’une version retravaillée de The Smallest Church in Sussex, morceau bonus de l’album The Decline of British Sea Power.
On retrouvera ainsi des bribes de paroles du groupe distillées dans le jeu, fredonnées par des personnages secondaires (Want to be Free) ou passées à la radio (Burn, Baby, Burn), mais également d’autres références visuelles, comme cet ours-frigidaire géant, qui ne peut pas ne pas être Urside Ultra, la mascotte dont nous parlions plus haut, et présente sur les pochettes de Machineries of Joy et Open Season. Tout cela commence à devenir tiré par les cheveux ? Oui, très probablement, et je vous épargnerai mes innombrables traces de recherches, car une fois le jeu observé par le prisme de la référence à British Sea Power, tout ou presque peut être plié à cette vision – et l’on en revient ainsi à cette comparaison à Under the Silver Lake et ses mécanismes de théorie du complot. On pourra se complaire à penser que le nom même Disco Elysium est une référence au titre de l’album Valhalla Dancehall, encore plus quand le groupe parle à l’époque de boules disco et de vikings aux pas de danse endiablés et nomme l’un des EP pré-album ZEUS, interpréter les chants inquiétants de Saint-Brune 1147 dans l’église comme un auto-clin d’œil au refrain de Loving Animals, ou voir l’évolution du titre Whirlings-In-Rags, changeant d’instrumentation tout au long du jeu – guitare, trompette, puis piano – comme une métaphore des changements du groupe, qui a lui-même suivi différentes sonorités selon les membres et albums.
Je ne prétends bien évidement pas être exhaustif dans ce listage de références, car elles sont légion, que j’en ai probablement raté un grand nombre et que ce n’est pas ici le but ni l’intérêt de vous en faire un compte-rendu détaillé – d’autant que certaines sont sujettes à l’interprétation, ni le groupe ni l’auteur ne s’étant particulièrement étendus à ce propos – mais l’idée est bien là : Disco Elysium possède une deuxième grille de lecture dès lors que l’on s’intéresse à sa musique et au groupe qui l’a composée. Un aspect largement encouragé par ZA/UM – qui parle constamment de musique, du disco au rock, en passant par la techno, par le biais de nombreuses quêtes annexes et dialogues cachés – qui peut parfaitement être ignoré sans altérer aucunement son appréciation du jeu – ma première partie a été dépourvue de recherches à ce sujet, ce qui ne m’a pas empêché de trouver le titre de ZA/UM excellent – mais qui, une fois repéré, place le joueur dans un rôle d’enquêteur, à l’affût du moindre indice ou détail allant dans ce sens. Un rôle que le studio tient visiblement tout particulièrement à faire endosser à son public – en plus de la véritable enquête du jeu – puisque Disco Elysium regorge de bien d’autres références, culturelles, politiques et historiques (à la manière de British Sea Power, donc) que vous pouvez traquer avec autant d’acharnement que j’ai pu le faire pour sa musique, ou encore de secrets dans les succès, dont le dernier a récemment été percé à jour.
Étudier l’OST de Disco Elysium, c’est se lancer dans un second jeu dans le jeu, c’est s’ajouter une enquête supplémentaire par dessus le mystère du mercenaire pendu, c’est interroger chaque nom de rue, dialogue et entrée du Cabinet de pensées, c’est se plonger à corps perdu dans la riche discographie de British Sea Power et leurs thématiques, c’est dresser des parallèles entre leurs interviews ou concerts et le jeu, sans oublier, bien sûr, d’écouter encore et encore cette bande-son pour ce qu’elle est en premier lieu : un album chargé d’émotion, tantôt mélancolique, tantôt dansant, passant de l’ambient oppressant au rock teinté de sonorités western et – qui en doutait encore ? – toujours parfaitement en phase avec les séquences de jeu. À croire qu’un lien unit les deux !
Pour aller un peu plus loin
Parce que parler musique est une malédiction qui pousse à digresser sans cesse, voici quelques recommandations si vous voulez poursuivre un peu sur le sujet.
- Le groupe Idles, pour les guitares qui crissent, les messages politiques, les références et paroles absurdes.
- Le film Under The Silver Lake, qui place le spectateur dans le même état d’esprit que son protagoniste.
- La discographie de British Sea Power, qui vaut le détour même sans creuser ses liens avec Disco Elysium.
- Le jeu d’enquête Dominique Pamplemousse et sa bande-son, à la fois absurde, dérangeant, sombre et drôle. Car on peut rire et chanter faux, tout en traitant de la misère des étudiants ruinés par leurs emprunts, de questionnements de genre, des problèmes de l’industrie musicale et de l’absence de confiance en la justice.
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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